Le vendredi suivant, c’est une autre soirée en solitaire qui s’annonçait, pour moi, dans mon appartement trop vaste. Et la solitude, ici, je ne la supportais pas.
Je descendis à la cave et en remontai une bouteille de Château Thierry. Ce serait parfait pour accompagner une pizza sortie tout droit du congélateur. Je dînai assis sur le canapé, face à la télévision.
Une fois de plus, je me retrouvais seul, malgré mes nombreux amis, malgré Hélène, malgré Loïc. Et par ma faute, de surcroît. J’avais refusé une invitation et ignoré quelques messages sur le répondeur.
Après avoir dîné, j’éteignis la télévision et restai assis, le regard dans le vague, à ne penser à rien, et à tout à la fois, comme souvent dans ces moments-là. Les images se succédaient à un tel rythme, que ma raison ne pouvait pas suivre. Je revoyais Hélène et sa peau brunie par le soleil, les Champs Elysée, où j’aimais me promener avec elle. Je revoyais Loïc et son corps svelte, ses cheveux coupés courts et ses traits réguliers. Mon projet d’école et celui de San Francisco se superposaient. Je me servis un nouveau verre de Bordeaux.
Je n’arrivais toujours pas à mettre de l’ordre dans mes sentiments pour Hélène et pour Loïc. L’amour que j’éprouvais pour l’une, était-il si différent de celui que je ressentais pour l’autre ? Qu’est-ce qui faisait la différence ? Difficile de décrire tout le cheminement des pensées qui fourmillaient dans mon cerveau en ébullition, après avoir maintenant vidé les trois quarts de la bouteille de vin. Mais ce qui m’étonnait, c’est que mes idées n’étaient guère plus embrouillées. Les images et les idées se succédaient seulement plus vite qu’à l’ordinaire, sans évoluer vers une quelconque solution à mon problème, comme on pourrait l’espérer d’une véritable réflexion.
Je tentai de prendre les données du problème une par une. J’aimais Hélène, j’aimais Loïc, où était le problème ?
Simplement dans le fait qu’il était illusoire de persister dans ce mode de vie. A rester avec l’une et avec l’autre, j’allais les perdre tous les deux.
En réalité, je ne voulais décevoir ni Hélène, ni Loïc, au risque de me décevoir moi-même.
Avec Hélène, ce serait une vie toute de douceur et de quiétude, rangée, annoncée à l’avance. Une vie réglée, entre enfants et repas de famille animés. Ce qui n’était pas pour me déplaire, au fond. Avec Loïc, c’était différent. Plus intense, plus urbain. Plus incertain, aussi, peut-être, d’où l’intensité des sentiments. C’était aussi, je dois l’avouer, un corps plus sculpté, plus ferme et musclé.
Même si je faisais l’amour avec Hélène, je l’aimais d’un amour plus platonique que physique. S’en était-elle rendu compte ? Au fils des jours et des semaines, j’en étais arrivé à me dire que cette relation, peut-être, lui convenait bien, que cet amour lui suffisait pour exister en tant que femme. L’amour entre deux êtres, le seul, le vrai, le pur amour, n’est-il pas largement au-dessus de l’amour physique ? Le fait de se savoir aimé d’un être, quel que soit son sexe, et de l’aimer plus que tout au monde, n’est-il pas la raison de vivre de beaucoup d’hommes et de femme, même sans amour physique ?
J’avais l’impression de me réinventer l’amour, depuis que j’avais rencontré Hélène. Mais c’est avec Loïc que j’avais envie de construire une vie. Une vie de partage, d’échanges, de projets, de joies et de pleurs.
En avouant à Hélène que j’aimais les garçons, j’étais sûr de la peiner, et ça, je ne le voulais pas.
J’en étais là de mes pensées, toujours au même point, quand le téléphone sonna.
- Hello, beau gosse, en forme ?
C’était Loïc, en grande forme, lui, apparemment. En entendant la chaleur de sa voix, j’eus soudain l’impression que j’allais enfin pouvoir faire éclater la vérité.
- Oui, Loïc, puisque je t’aime :
Un silence, au bout du fil. Loïc avait dû être surpris par ma réponse.
- Bertrand, tu as bu, ou quoi ?
- Non, Loïc, je suis très sérieux. J’ai envie de toi, là, maintenant. J’ai envie de sentir ton parfum, de m’abandonner dans tes bras, de t’embrasser…
- Attends, Bertrand, calme-toi. Moi aussi, je t’aime. Mais je te croyais pris, avec Hélène. Elle t’a quitté ?
- Non ! C’est pas ça…
- Ah bon. Tu sais, Bertrand, depuis que tu est avec Hélène, je m’étais dit qu’il me faudrait considérer notre amour, à tous les deux, comme un amour de jeunesse. Mais je souffre quand je te sais avec elle. Je suis jaloux d’Hélène. J’envie sa position. Moi aussi, j’ai envie de sentir ton corps contre le mien. Le monde me fait peur, en fait. Avec toi, je me sens plus fort, invincible, même. Je te désire maintenant.
Vautré sur le canapé, j’étais abasourdi par une telle déclaration d’amour. Je savais que Loïc m’aimait, mais de là à ce qu’il souhait que nous vivions ensemble, je n’en revenais pas. Je l’avais bien envisagé, quelques années auparavant, au moment de notre rencontre. Et puis le temps avait passé sans que cet aspect de notre relation ne soit abordé. Nous étions trop jeunes, à l’époque. Maintenant, il avait dit qu’il voulait me voir maintenant ! Il fallait que je le rejoigne sans tarder. Mais je me rendis compte de mon état.
- Euh, j’étais seul, ce soir, alors j’ai un peu trop bu, je ne peux pas conduire. Viens tout de suite, Loïc, je t’attends !
Le temps de remettre de l’ordre dans l’appartement, d’enfiler un tee shirt propre, sans oublier une ou deux gouttes de parfum, et Loïc était là, le visage illuminé de son plus beau sourire, une rose à la main.
Ce fut une nuit de tendresse, de câlins et de caresses, une nuit où le sexe n’eut finalement que peu de place. Nos relations physiques avaient eu leur importance entre nous, autrefois. Plus tard elles reviendront. Pour l’heure, seule comptait la chaleur de nos deux corps l’un contre l’autre.
Quand le réveil me tira du sommeil, Loïc était déjà parti depuis longtemps. Je me levai d’un bond, sans l’ombre d’une fatigue. Je pris un copieux petit déjeuner, en me disant que la vie était belle, et l’amour cruel.
Restait à débrouiller l’inexplicable avec Hélène. Je regrettais que notre relation soit allée si loin. Je m’en voulais d’avoir cru que cela puisse être possible, et surtout, d’avoir laisser Hélène croire à nous deux.
A mon arrivée au bureau, comme d’habitude, la réalité professionnelle m’accapara. Mais cette fois ma décision était prise : je parlerais enfin à Hélène.